Gagnoa, 16 juil 2023 (AIP) – Sogba Florence est une jeune femme leader de Gagnoa, née à Yamoussoukro et qui a grandi à Korhogo. Elle a réellement connu son village, Tipadipa à sept km de Gagnoa, après 2002. Aujourd’hui notable dans la chefferie Sogba Florence présente sa stratégie qui a fait de Tipadipa, un exemple de cohésion sociale dans le département de Gagnoa, une localité marquée par de récurrentes tensions intercommunautaires, lors des scrutins électoraux.

Quels sont vos rapports avec les populations de votre village ?

J’ai de très bons rapports avec toutes les communautés de Tipadipa. Je suis responsable de la « jeunesse motivée », une association de jeunes et je suis notable. J’ai en charge toute la communication de la chefferie. Je précise que même si je ne parle pas correctement la langue locale Bété, pour avoir grandi loin du village, je le comprend parfaitement.

Combien êtes-vous dans la chefferie ?

Nous sommes environ 15 dont la présidente des femmes du village. C’est elle qui représente les femmes au sein de la notabilité. Quant à moi, je suis la plus jeune parmi ces adultes.

Comment les gens vous regardent-ils ?

Il faut dire qu’au début, c’était un peu difficile qu’ils acceptent une « petite fille, » comme ils le disent. Ils s’interrogent sur mes motivations et sur les actes que je posais. Notons que j’ai commencé par des actes et actions, parce que ce n’est pas facile pour une jeune femme de se faire accepter et d’avoir un titre dans un village. Mais j’avoue que j’ai été surprise du résultat et de mon intégration au sein de la communauté.

Pourriez-vous être plus explicite ?

La première chose à faire pour être acceptée au sein d’une communauté villageoise dirigée exclusivement par des hommes, c’est de s’intéresser d’abord à son village. C’est ce que j’ai fait, parce qu’il faut dire que Tipadipa est habitué aux conflits. Un bicéphalisme à la chefferie a duré de nombreuses années, notamment à cause des conflits permanents entre les cinq grandes familles du village. Dans le même temps, les conflits étaient récurrents entre autochtones et allogènes. La seule et véritable activité qui rapprochait les gens, c’étaient les funérailles. Mais cela ne durait que le temps des funérailles.

Comment fallait-il s’y prendre pour créer des activités ?

Je sais par expérience qu’en de telles circonstances, la paix commence par les enfants. Réussir à réunir les enfants de plusieurs familles et de toutes les communautés, amener les adultes à faire le constat. Ils ne pourront que nous rejoindre. C’est ce que j’ai fait avec la première édition d’un arbre de Noël au profit des enfants en 2021.

Comment les anciens ont-ils réagi ?

Pas seulement les anciens, mais tout le village, les cadres résidant à Abidjan, de même que nos frères et sœurs de la diaspora. Tous ont aimé, ont été stupéfaits, et en même temps, les gens s’interrogeaient : « la petite là, elle veut faire quoi ? Où va-t-elle ? Autant de questions qui fusaient de partout.

Ces critiques vous ont-elles ébranlée ?

Non ! J’ai tenu le coup. Avec le peu d’argent que j’avais, ajouté aux aides de bonnes volontés, nous avons réalisé ce que nous pouvions faire pour nos enfants et nos petits-frères. Ils ont vraiment aimé, puisque j’avais le retour des choses. Seulement, comme toujours, dans de pareils cas, les gens t’observent quand tu entreprends ce genre de choses.

Donc, il n’y a plus eu de suite ?

Au contraire. Je me suis entêtée et j’ai pu réaliser la deuxième édition en 2022. Depuis lors, le village s’est senti investi de cette mission. La deuxième édition a bénéficié d’un meilleur appui des populations de Tipadipa, cadres et parents du village confondus, même si j’ai senti un peu de méfiance chez certains, comme si je venais leur voler un leadership. Mais je n’ai pas abandonné mon projet.

Ne craigniez-vous pas de rencontrer trop d’opposition ?

Oh non. Je n’ai pas dit que je veux m’accaparer de tout. Sauf que je veux me mettre au service du village. Et comme le village a commencé à s’engager dans les projets concernant les enfants, c’est bien. J’ai initié une autre activité en 2022, la première fête des Mères, cette fois, en collaboration avec le chef de village.

Quel résultat cela a-t-il donné ?

Je voulais une fête inclusive. J’ai donc rencontré les femmes des communautés allogènes et allochtones pour leur demander de s’associer à la fête. Cela n’a pas été facile puisqu’elles n’étaient pas contentes pour toutes les frustrations vécues antérieurement. Elles m’ont dit qu’avant cette date, leurs tuteurs Bété ne les associaient pas à ce genre de fête. Si c’est pour des travaux manuels, on les appelle, mais quand il s’agit de partager l’argent que les autorités donnent à l’occasion des cérémonies, elles sont oubliées.

Nous leur avons demandé pardon pour toutes ces frustrations. Finalement, tout est rentré dans l’ordre. Nous leur avons même remis un peu d’argent afin qu’elles conçoivent leurs mets pour la fête. Mieux, elles ont cousu des uniformes pour la fête. Je précise que durant la manifestation, j’en ai profité pour remettre des cadeaux à toutes, y compris les personnes âgées.

L’esprit nouveau est-il toujours de mise ?

Oui, depuis lors la suspicion est passée. Au village, elles viennent à moi et maintenant, les femmes allogènes ainsi que les jeunes de toutes les communautés prennent une part active à la vie communautaire de Tipadipa. Voilà comment j’ai réussi à recoudre la cohésion sociale à Tipadipa. Aujourd’hui, elle est une réalité dans ce village. Vous pouvez aller le vérifier. Les élèves font les cours de vacances ensemble. On a eu un problème de pénurie d’eau, le chef m’a mis en mission, j’ai fait les courses.

Apparemment, vous êtes quasi incontournable dans votre village ?

En tout cas, j’y ai ma place. Figurez-vous que lorsque le chef de village m’appelle sur mon portable, que je ne décroche pas, il se sent perdu, parce que je gère sa communication, les informations, ses relations extérieures. Tout, en fait. Je suis devenu comme son porte-canne bis.

Et pour le règlement des conflits, siégez-vous avec la notabilité ?

Quand je suis là, je siège, sinon c’est un peu difficile, parce que j’occupe un poste au sein du Conseil national des jeunes de Côte d’Ivoire du département de Gagnoa et je suis également déléguée des Jeunes De Valeurs (JDV) de Gagnoa. En plus de cela, j’ai de nombreuses autres occupations dans la ville. Quand je suis présente et que je suis informée d’une réunion dans le village, j’y prends part. En cas d’indisponibilité, j’ai un adjoint qui prend les images et les informations pour moi, afin que je puisse faire un rapport.

Votre point de vue est-il pris en compte par les anciens et la notabilité lors des réunions ?

C’est tellement pris en compte qu’eux-mêmes me demandent de prendre la tête de l’ensemble de la jeunesse de Tipadipa. Les anciens viennent me voir depuis un moment : « ma fille, pardon, il faut prendre tous les jeunes. En tout cas, il faut tout gérer parce que c’est toi que tout le monde écoute. » Je n’ai pas répondu, mais j’ai organisé un tournoi de football le 31 juillet 2022. Tous étaient heureux.

Cette année 2023, ils sont encore venus me voir, pour s’informer, par rapport au tournoi édition 2023. J’ai répondu que tout était entre les mains de Dieu. Pareil pour les mamans de toutes les communautés, qui dès qu’elles me rencontrent à la pompe ou ailleurs dans le village, m’interpellent : « Eh ! Ma fille, et la fête ? » Je leur dis que cette année, je vais me reposer. Elles répondent : « Non ! Eh pardon, tu vas nous faire du mal. C’est sur toi on compte. » En tout cas, quand les papas, les mamans me voient, ils sont heureux.

Quel est votre secret pour créer cette cohésion dans votre village, où allogènes, allochtones et autochtones étaient méfiants les uns envers les autres ?

Je n’ai pas de secret particulier. Il faut pardonner. Parce que sans ce petit mot, sans la disposition de notre intérieur par rapport à ce sentiment, on ne peut pas avancer. Parce que le chef précédent qui a été l’objet de « rébellion » suivi de nombreuses mésententes est mon oncle. Quand je voulais travailler dans le village en collaborant avec celui qui est actuellement en poste, il y a eu une levée de boucliers de la part de ma grande famille. Mais, pour éviter qu’autour de l’actuel chef, il n’y ait que ceux de son camp, j’ai voulu leur montrer qu’on peut pardonner et collaborer pour le développement du village.

Vos parents ont-ils finalement accepté de vous suivre dans votre démarche ?

Ça a été dur. Mes parents m’ont dit : « pourquoi tu agis ainsi, pourquoi tu le défends ? Tu n’as pas vu ce qu’il a fait à ton oncle ? » Mais à tous, j’ai demandé de laisser tomber. On avait des problèmes pour avoir un chef durant de très nombreuses années. Si aujourd’hui, on en a un, prenons-le, parce que si on n’a pas de chef, nous n’aurons pas de développement. Les initiateurs de projets viendront nous voir, et s’en iront avec leurs projets, parce qu’il n’y a pas de leader, de chef, et tout cela, parce que nous ne sommes pas unis. Donc, il faut que nous soyons un, si vous voulez voir notrevillage aller de l’avant .

Zogbe Florence, Jeune De Valeur de Gagnoa félicité par le secrétaire exécutif du CNDH,, en mars 2023

Comment avez-vous été coopté à la « chefferie ? »

C’est par mes actes, je crois. Ma manière de m’occuper du village. Je vous rappelle que j’ai commencé mes activités dans le village, alors que l’actuel chef n’avait pas encore été élu. Tout était bloqué. Pendant que les parents âgés et les cinq grandes familles étaient dans d’interminables débats, paradoxalement fait de non concessions mutuelles en vue d’un hypothétique consensus, moi je posais mes actes dans le village pour amener à la réconciliation. Comme je l’ai expliqué plus haut, et je pense qu’ils ont certainement dû s’inspirer de mes idées, puisque durant les différentes formations que j’ai reçues, on nous a appris à gérer les conflits. Les gens allaient jusqu’à dire pourquoi tu associes les allogènes qui veulent vivre en marge ? J’ai toujours répondu : « quand tu veux que quelqu’un s’implique dans ton activité, va vers lui. Montre-lui que tu es avec lui. »
Comment procédez-vous ?

Pour l’organisation de la fête des mères par exemple, je me suis rendu chez les femmes allogènes. J’ai porté leur accoutrement avec le foulard parce que là-bas, la femme doit se voiler. Je me suis rendu à la veille du rendez-vous, pour confirmer ma visite du lendemain. Quand tu vas dans une communauté, il faut s’impliquer, boire leur eau dans leur calebasse. Mes amis hésitent à boire. J’ai pris, j’ai bu et j’ai commencé à échanger en Malinké avec ces femmes.

Elles étaient heureuses et nous nous sommes excusées auprès des mères d’un certain âge, qui étaient là nombreuses et marquées par les désagréments antérieurs. Donc, tout ce travail a été mené avant l’arrivée du nouveau chef. Je pense que son équipe et lui ont dû faire le constat que je suis dans la bonne marche pour la réconciliation et qu’en plus, ma présence au Conseil national des jeunes, avec les autorités, est un atout pour eux. Ainsi, il a décidé de me mettre à ses côtés, et m’y maintient. C’est ce que je crois, en tout cas.

Vous ne parlez pas le Bété, comment arrivez-vous à communiquer avec vos pairs ?

C’est vrai que je ne parle pas correctement le Bété, mais, comme je l’ai dit, j’ai fait l’effort de le comprendre parfaitement. Quand il y a de gros proverbes, les anciens interviennent pour demander qu’on explique un peu plus pour moi.

Vous semblez avoir un fort potentiel. Dites-nous un peu votre parcours ?

Mon parcours… En tout cas, j’ai fait des études secondaires et à Yamoussoukro, j’étais mannequin des robes de mariées. Je participais en qualité d’hôtesse à des cérémonies et je faisais aussi des défilés, etc. Une fois à Gagnoa, je comptais juste me mettre à la disposition de mon village en créant des organisations féminines. Mais une fois sur place, j’ai intégré mon parti politique, le Parti des peuples africains Côte d’Ivoire (PPA CI) où je suis membre du cabinet du secrétaire national de la région du Gôh, et j’ai encore bénéficié de formation. J’ai fait sortir ce qui était en moi, c’est-à-dire, être dévouée pour les activités, présente dans les bureaux de vote, lors des débats, dénoncer ce que je trouvais injuste, etc.. Les gens étaient agréablement surpris. Dès qu’un projet de formation de jeunes leaders s’est présenté, j’ai été recommandé.

Qui organisait la formation ?

C’est la fondation Friedrich Ebert qui, avec l’appui de l’Union européenne, a procédé à la formation de jeunes leaders de partis politiques et de la société civile, dans le cadre du projet Jeunes De Valeur (JDV). Nous étions plus de 90 candidats. A la suite de l’entretien, j’ai été retenue parmi les 20 jeunes (dix filles et dix garçons). Au début du projet, j’étais encore renfermée. Mais avec les thématiques, les échanges, durant les 18 mois qu’a duré la formation, et surtout les formateurs de qualité qui nous retracent leur parcours, je me disais, mais pourquoi diantre, je ne peux pas faire autant. C’est ainsi que je me suis libérée.

Ah bon, vous vous lancez un défi ?

Au contact de ces personnes, tu vois qu’un jeune comme toi a un parcours et de l’expérience. Dès lors, j’ai compris que nous nous sommes bloqué avec les histoires d’avoir absolument un matricule, être fonctionnaire. On a passé tout notre temps à postuler à des concours administratifs. Avec cette formation, j’ai compris que la société et les parents nous ont influencés négativement. Nous étions carrés, alors que ce n’était pas la seule voie de réussite, pour s’afficher positivement.

Qu’est-ce que ce constat vous fait-il ?

Sincèrement, je pensais que j’étais en retard. Mais ça m’a ouvert les yeux. Figurez-vous que j’ai même assisté à une rencontre à la Cour des comptes de Côte d’Ivoire, par le biais d’un de nos formateurs. J’étais stupéfaite de constater qu’une personne pouvait demander des comptes à une République. Il y a même un de nos formateurs, spécialiste en changement climatique, un jeune comme moi, qui a géré la COP 15 de Côte d’Ivoire. Je me suis dit, pendant tout ce temps, où étais-je ?

Une fois, j’ai eu les larmes aux yeux, lorsque nous avons constaté que le plus jeune entrepreneur d’Afrique n’avait que 26 ans, et nous sommes amis sur Facebook et que lui voyage à travers le monde, comme moi je fais Gagnoa-Tipadipa (rire….). Un moment, je me suis dit, j’ai plus de 30 ans. J’attends encore le concours de la Fonction publique. Ce n’est pas possible. Mais avec les formations que nous avons reçues, et l’envie que j’ai toujours eu de donner le meilleur de moi-même, j’ai fini par comprendre que je ne suis pas en retard et que j’ai tout un potentiel en moi.

Avez-vous un message pour la jeunesse ?

Qu’elle continue de croire en elle et ne se laisse pas manipuler. Qu’elle ne soit pas instrumentalisée surtout avec ces élections locales qui pointent. Que chaque jeune soit conscient de son vœu, de ses capacités et de ses options. Que les jeunes ne se laissent pas avoir aussi par les « m’as-tu-vu ».

Une interview réalisée par
Dogad Dogoui
AIP Gagnoa

Encadré
C’est une véritable battante. Voilà comment présente, Zogbo Florence, le sieur Logbo Patrick, anciennement président des jeunes du village de Tipadipa. Interrogé sur le rôle que Mlle Zogbé dit avoir joué dans la solidarité et la cohésion sociale dans cette localité, M. Logbo est formel. « Si elle a dit ça, elle n’a pas menti », confie notre interlocuteur qui reconnaît en la délégué des Jeunes de valeurs de Gagnoa, sa forte capacité de mobilisation et de conciliation au point où dit-il, la chefferie a jugé opportun de la mettre à ces côtés dans la notabilité du village. « C’est vraiment une femme de valeur. Parfois, nous nous interrogeons à Tipadipa, elle qui n’a pas grandi ici, d’où tire-elle sa force de conviction », a confié Patrick Logbo.